De l’art de poser plus de questions que l’on n’en résout
Sur la décision 2016-545 QPC du 24 juin 2016 du Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel a, le 24 juin 2016, répondu positivement à la question de savoir si peuvent être engagées, à l’encontre d’une même personne, deux procédures distinctes, l’une de nature fiscale et l’autre de nature pénale, lorsque les faits motivant l’engagement de ces procédures sont identiques.
Il assortit cependant sa réponse de deux réserves importantes et juge que, si les dispositions combinées des articles 1729 et 1741 du code général des impôts sont conformes au principe constitutionnel de nécessité des délits et des peines, cette conformité n’existe qu’à la double condition que, d’une part, elles n’autorisent pas l’engagement d’une action pénale contre quelqu’un qui aurait été déchargé de son imposition par une décision juridictionnelle devenue définitive pour des motifs de fond et, d’autre part, que l’engagement de cette action pénale soit réservé aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse des sommes soumises à l’impôt.
Chacune de ces deux réserves sera envisagée successivement.
I. La première réserve
La première de ces réserves, même si elle est formulée de façon plus précise que la seconde, obligera les praticiens à se poser un certain nombre de questions.
Tout d’abord, il risque d’y avoir quelques débats sur l’étendue qu’il convient de lui reconnaître et notamment sur le point de savoir si une absence de redressement par l’administration fiscale pourrait suffire à empêcher une action pénale.
Pour l’heure, il est répondu négativement en droit interne à cette question, mais il n’est pas certain que la position française pourra, indéfiniment, être maintenue, au regard notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), rendue au visa des dispositions de l’article 4 du protocole n° 7, prohibant le cumul des poursuites et des condamnations à raison des mêmes agissements.
Mais les premières questions porteront très certainement tant sur le sens de cette réserve que sur son domaine d’application.
A. Le sens de la première réserve
La décision du 24 juin 2016, en conditionnant l’action pénale à l’absence de décision définitive de décharge de l’imposition, paraît consacrer une forme de prééminence de l’action fiscale sur l’action pénale.
On doit se poser la question de savoir ce qui adviendra lorsque deux procédures, l’une fiscale et l’autre pénale, seront pendantes ?
Il paraîtrait difficile que la procédure pénale se poursuive du chef de fraude fiscale alors même que resterait à trancher sur la question de l’existence d’un impôt éludé, sauf à prendre le risque de voir intervenir une décision pénale de condamnation avant une décision fiscale de décharge, ce qui, au vu du nouveau principe posé par le Conseil, serait de nature à poser quelques difficultés.
La réserve posée par la décision du Conseil doit être considérée comme emportant, pour le juge pénal, l’obligation de surseoir à statuer dans l’attente qu’intervienne une décision juridictionnelle définitive sur la question en matière fiscale.
On ne pourrait éviter un tel blocage qu’en considérant que la réserve posée par le Conseil fonctionne dans les deux sens et en interdisant l’intervention d’une décision, qu’elle soit fiscale ou pénale, dès lors que l’innocence ou l’absence d’imposition éludée aurait déjà été établie par une décision définitive.
Cependant, une telle interprétation, outre qu’elle obligerait à déformer le sens des motifs retenus par le Conseil, aurait pour effet de mettre sur le même plan deux situations qui sont très différentes.
En effet, si une personne qui est reconnue n’avoir jamais éludé l’impôt peut difficilement avoir commis une fraude fiscale, on peut en revanche envisager qu’une personne relaxée pénalement soit condamnée en matière fiscale, où l’élément intentionnel n’est une condition nécessaire qu’à l’application des majorations prévues par l’article 1729 du code général des impôts.
Si la difficulté peut être résolue en considérant qu’une décision de relaxe emporte seulement l’interdiction de faire application au contribuable de l’une des majorations prévues par les dispositions de cet article, ce n’est cependant pas l’interprétation qui découle le plus évidemment des motifs retenus par le Conseil.
La question sera âprement discutée.
Il n’y a guère non plus de doutes sur le fait que se posera la question de savoir comment cette première réserve pourra s’articuler avec la seconde.
B. Domaine d’application de la première réserve
La nouveauté dans la décision du 24 juin 2016, est la distinction entre les cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de l’impôt, qui pourraient être poursuivis pénalement, et les autres, qui ne le pourraient pas.
Outre le caractère assez flou de ce second critère, cette répartition des dissimulations frauduleuses risque d’emporter, si l’on tente de combiner cette réserve du Conseil avec la première, de sérieuses difficultés.
On peut par exemple s’interroger sur le degré de gravité qui serait jugé résulter d’un redressement dans le cadre duquel il n’aurait été fait application d’aucune des majorations prévues par les dispositions de l’article 1729 du code général des impôts.
La logique de la réserve du Conseil amène, semble-t-il, à considérer que, dans une telle hypothèse, aucune action pénale ne pourrait être engagée car, en l’absence de constatation d’un manquement délibéré, l’élément intentionnel n’existe pas et, dès lors, on ne peut caractériser aucune infraction pénale.
Mais l’on pourrait aller plus loin et considérer que la seule application de la plus basse des majorations, en l’absence des manœuvres frauduleuses prévues par l’article 1729, postule, par définition, l’absence de gravité suffisante à permettre l’engagement d’une action pénale.
Il y aura débat.
Fera également l’objet de nombreuses discussions la question du sens qu’il conviendra de donner au membre de phrase figurant dans le considérant n° 13, « pour un motif de fond ».
Cette expression est insérée dans la phrase suivante : « […] les dispositions contestées de l’article 1741 du code général des impôts ne sauraient, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines, permettre qu’un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond puisse être condamné pour fraude fiscale ».
On peut légitimement s’interroger sur la circonstance à laquelle se rattache l’exigence d’un « motif de fond ». S’agit-il, pour le Conseil, d’exiger que la décharge de l’impôt intervienne pour un tel motif ou que la décision juridictionnelle soit devenue définitive pour cette raison ?
A priori, le fait que l’expression soit placée en fin de phrase postule plutôt pour le fait que c’est la décision qui doit devenir définitive pour un motif de fond.
Cependant, on ne voit alors guère de quel motif de fond il pourrait bien être question, puisqu’une décision devient définitive par le seul épuisement des voies de recours et non pour un motif de fond.
On doit dès lors en conclure que l’exigence d’un tel motif se rattache exclusivement à la décharge de l’impôt, laquelle, pour prévenir l’engagement ultérieur d’une action pénale, devra être intervenue pour des motifs tenant à l’absence de tout fait susceptible de justifier un redressement et non, par exemple, en raison de l’acquisition de la prescription.
Cela pose cependant de nouvelles – et intéressantes – questions, tenant à la valeur qu’il conviendrait de reconnaître à une décision de décharge d’imposition qui reposerait seulement partiellement sur le motif de fond mentionné par le Conseil.
On le constate, en dépit de son apparente simplicité, la première réserve posée par le Conseil est loin de tarir tous les débats.
Il en ira très certainement de même – mais dans des proportions bien supérieures – de la seconde réserve conditionnant la conformité des articles 1729 et 1741 au principe de nécessité des délits et des peines.
II. La seconde réserve
La décision du Conseil constitutionnel de faire reposer la possibilité d’engager une action pénale du chef de fraude fiscale sur la gravité de cette fraude paraît curieuse, si du moins on attache une certaine importance, au principe de légalité, lequel comprend notamment la possibilité pour tout citoyen de prévoir les conséquences de ses actes.
Dans son considérant n° 21, le Conseil pose trois critères pour définir ce que peut bien être le degré de gravité requis en vue de l’engagement d’une action pénale du chef de fraude fiscale.
Ces critères ne sont apparemment qu’indicatifs – si du moins l’on interprète littéralement le fait que le Conseil indique que la gravité pourra et non devra résulter des trois critères qu’il énonce – et pourtant, ils emportent déjà à eux seuls une certaine dose d’incertitude.
Le Conseil indique que l’action pénale ne pourra être engagée que dans les cas les plus graves de dissimulation frauduleuse des sommes soumises à l’impôt et que cette gravité pourra se déduire du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention.
Il convient de s’interroger d’abord sur les modalités de mise en œuvre des critères posés avant d’examiner les contours de ceux-ci.
A. La mise en œuvre des critères dégagés par le Conseil
Le Conseil constitutionnel crée ici une figure juridique particulière, celle de l’infraction pénale conditionnelle : une infraction qui n’existe qu’en raison de sa particulière gravité, nonobstant la réunion de tous ses éléments constitutifs.
Cela pose tout d’abord la question de savoir qui apprécie si l’infraction présente une gravité suffisante pour être pénalement poursuivie.
En l’état actuel des textes, cette appréciation est du ressort de l’autorité de poursuite. Or elle est susceptible de ne pas être partagée par la juridiction qui statue, à l’issue de l’enquête préliminaire, ou par le juge d’instruction qui est saisi.
On pourrait certes arguer de ce que la situation est identique pour toutes les infractions où l’autorité de poursuite est susceptible d’être ultérieurement désavouée.
Ce ne serait cependant pas tout à fait exact. En effet, s’il arrive – et c’est heureux – que les juges, statuant sur des faits qualifiés d’infractions par l’autorité de poursuite, adoptent une position différente de celle-ci, c’est en revanche, à notre connaissance, la première fois que cette position est fondée sur un critère aussi vague que celui de la gravité de l’infraction, lequel, ordinairement, conditionne non l’existence même de l’infraction mais la peine qui pourra être prononcée.
Quel régime procédural, ensuite ?
Il ne saurait en effet être question de considérer que l’absence de gravité de l’infraction pourrait emporter la relaxe, alors que tous les éléments constitutifs de celle-ci seraient constatés, et ce n’est d’ailleurs pas ce que dit le Conseil qui, en mentionnant la dissimulation frauduleuse des sommes soumises à l’impôt, postule bien l’existence d’une infraction.
Ce même raisonnement exclut aussi que la juridiction saisie puisse prononcer une dispense de peine. Celle-ci impose en effet que l’infraction ait été constatée, donc poursuivie, ce qui, en application du critère posé par le Conseil, ne sera pas le cas.
Cela crée une situation juridique assez neuve, laquelle rend délicat le choix de la voie procédurale à emprunter.
La première idée qui vient à l’esprit est que le tribunal, saisi d’une infraction qui ne peut être poursuivie, se déclare incompétent, ce qui est délicat à envisager au vu des critères retenus par la décision du Conseil, l’exception d’incompétence qui est soulevée nécessite, pour l’accueillir ou la rejeter, un examen du fond du dossier.
En effet, si le montant des droits fraudés, pour subjectif qu’il puisse être, paraît être un critère relativement aisé à mettre en œuvre, il n’en va pas du tout de même de celui de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention, lesquels, on s’en rend bien compte, exige un examen détaillé des circonstances de fait de l’infraction.
Or l’incompétence alléguée de la juridiction doit être présentée in limine litis et l’on se trouverait dès lors face à une situation originale où l’ensemble du procès se trouverait tout entier contenu dans l’exception d’incompétence, présentée avant même que l’instruction au fond du dossier ait pu être réalisée.
On pourrait aussi envisager que la question soit examinée au travers du dépôt d’une exception de nullité mais la situation serait identique, celle-ci devant également être soulevée in limine litis.
La mise en œuvre du critère posé par le Conseil risque donc de s’avérer assez complexe, complexité qui risque d’ailleurs d’être accrue par le caractère singulièrement imprécis des circonstances d’où, selon le Conseil, peut se déduire la gravité de l’infraction.
B. Le domaine d’application des critères dégagés par le Conseil
La simplicité même du premier critère retenu par le Conseil – celui du montant de l’impôt éludé – rend sa définition difficile, tant la question d’un montant suffisant d’imposition est susceptible de recevoir des réponses fluctuantes selon les juridictions saisies.
On ne saurait sortir de cette difficulté en reprenant le critère posé par les dispositions de l’article 1741, c’est-à-dire en considérant comme grave toute dissimulation qui excéderait le dizième de la somme imposable ou le chiffre de 153 €.
Le Conseil, à l’évidence, ne vise que les dissimulations qui excèdent déjà les seuils fixés par l’article 1741, d’où il découle qu’aucun critère chiffré ne peut donc être retenu et que la question du montant des impôts éludés ressortira du pouvoir des juges saisis.
Il n’est nul besoin de longues démonstrations pour mettre en lumière toute l’imprévisibilité qu’une telle situation va emporter. Selon les juridictions, le montant de l’impôt éludé sera ou non jugé important et nul ne pourra plus demain savoir, avec une relative certitude, si ses agissements sont de nature à emporter une sanction pénale ou pas.
Encore cette première circonstance évoquée par le Conseil, si elle est parfaitement subjective, est, dans son exposé, relativement facile à appréhender.
Tel n’est pas le cas des deux autres circonstances, à savoir la nature des agissements de la personne poursuivie et les circonstances de leur intervention.
Se pose en effet déjà la question de savoir si ces agissements sont spécifiquement relatifs à la dissimulation frauduleuse ou peuvent être extérieurs à celle-ci.
En d’autres termes, le Conseil vise-t-il exclusivement l’acte de dissimulation frauduleuse ou alors fait-il référence à des délits annexes, qui précèderaient, accompagneraient ou suivraient la dissimulation des sommes soumises à l’impôt ?
Si c’est la seconde hypothèse qui est retenue, autant dire que la réserve du Conseil n’aura aucune portée réelle, puisqu’il suffira, dans ce cas, de viser l’existence d’un blanchiment (ce qui est aujourd’hui quasiment systématique) pour considérer satisfait le critère justifiant l’engagement d’une action pénale.
Si, en revanche, les deux circonstances évoquées par le Conseil se rapportent spécifiquement à la dissimulation, alors, la réserve pourrait avoir une portée plus importante, même s’il est difficile d’évaluer précisément celle-ci.
Les juridictions saisies pourraient être tentées de considérer que des circonstances telles que l’interposition d’une structure ou la détention d’un compte dans un pays non coopératif, la mise en place d’une stratégie fiscale avec l’aide de conseils spécialisés ou l’usage de fausses identités témoignent de la gravité de la fraude.
Une telle position paraîtrait cependant infondée, dans la mesure où l’ensemble de ces circonstances sont visées par les dispositions de l’article 1741 comme étant des circonstances aggravantes, ce qui, en toute logique, empêche de les retenir comme conditionnant l’application de ce même article.
On reste relativement incertain sur les faits qui seraient susceptibles de caractériser la gravité d’une dissimulation frauduleuse et qui ne seraient pas déjà mentionnés par les dispositions de l’article 1741.
Une issue pourrait, comme cela a été évoqué, être trouvée en considérant que les circonstances évoquées par le Conseil pourraient se rattacher à d’autres infractions.
Il faudrait alors interpréter le considérant 21 comme traduisant la volonté du Conseil de ne voir poursuivies que les dissimulations frauduleuses de sommes dont l’origine serait elle-même frauduleuse, car étant le produit d’une infraction.
Une telle interprétation ne favorise guère la prévisibilité, ce qui obligerait à constater, une nouvelle fois, qu’en termes de légalité des délits et des peines, cette réserve risque de rendre malaisée l’appréciation par les citoyens des conséquences de leurs actions.
On peut dès lors s’interroger sur la conformité de l’article 1741, tel qu’interprété à la lumière de la décision du 24 juin, au principe de l’égalité susvisé.
Sans doute cela fera-t-il l’objet d’une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité. On l’espère. Sans en susciter de nouveaux.